L’Europe dit vouloir se défendre contre les invasions en utilisant les mêmes outils qui avaient été apostrophés comme des conflits politico-idéologiques violents. Plus de 100 murs existent de nos jours en Méditerranée et en Europe, plus généralement. Mais quels sont les facteurs de déshumanisation qui interviennent dans la psyché humaine de celui qui mure et celui qui est muré dans un monde de «démocraties murées» ?
Tant de pays, de l’Europe à l’Afrique, des Etats-Unis au Moyen-Orient et à l’Asie, ont érigé ces murs que j’appellerais les murs de la honte, responsables de crises identitaires, d’extrémisme, de craintes et de xénophobie. Un mur n’est pas seulement physique, un mur peut être aussi une décision inhumaine entre Etats qui interdisent l’accès à des individus d’autres Etats, leur imposant la politique déshumanisante des visas… «L’homme est né libre et pourtant, partout il est dans les fers», écrivait Jean Jacques Rousseau dans son livre «Le contrat social».
En 1973, le psychiatre allemand Dietfried Muller-Hegemann a également donné un nom à cette pathologie : «Mauerkrankheit», ou pathologie de la maladie du mur. Dans son livre «Die Berliner Mauerkrankheit», Hegemann a dessiné une série de portraits de patients vivant près du mur de Berlin souffrant de cette pathologie. Son but était de mettre en évidence les conséquences psychologiques et sociales délétères des sociétés fermées par des murs, qui causent également des blessures, des lacérations, des drames. De 1945 à nos jours, les murs se sont multipliés comme des champignons dans le monde entier. Pour contrôler nos frontières, ils ont inventé des systèmes qui infligent des blessures physiques à tous ceux qui tentent de les franchir. Les murs, alors, agissent sur le corps…
D’une manière ou d’une autre, l’individu doit offrir son corps, même celui qui a obtenu la permission de le surmonter et si le mur ne fait pas souffrir physiquement le corps humain, il réclamera au moins une brève humiliation physique. Le mur exploite le degré minimal de tolérance de notre corps à la douleur, sous la forme de nobles idéaux de sécurité, se cache une vérité brutale : le mur a été conçu, créé, pour blesser les humains, à la fois physiquement et psychologiquement.
Nous vivons dans un monde dans lequel la dimension humaine n’existe plus. Il y a quelques années, l’écrivain allemand Peter Schneider déclarait que «malgré la chute du mur de Berlin, les Berlinois continuaient d’avoir “le mur dans leur tête”». La véritable barrière, faite de béton et de sable, avait été démolie, mais la ligne de démarcation entre “nous” et “eux” y est restée, présente et vivante, dans l’esprit des Berlinois. Bien évidemment, les habitants de la capitale allemande n’étaient pas et ne sont pas les seuls à avoir un “mur dans leur tête”.
Nous en avons tous et inévitablement un, incohérent, intangible, mais extrêmement solide: c’est cet ensemble d’idées, de stéréotypes, de préjugés, de classifications, de clichés, à travers lequel nous hissons des frontières, des barrières, nous décidons qui est le différent, l’étranger, l’autre, le «non-conforme» à nos règles que nous suivons également par l’imposition de la société, quand, au lieu de cela, nous devrions essayer d’ouvrir une brèche, creuser à travers les briques à la recherche de fissures qui nous permettent de jeter un coup d’œil à celui qui se trouve de l’autre côté, et que, par habitude ou indifférence, nous avons tendance à exclure de notre horizon d’intelligibilité, des sens et de la vie.